CHAPITRE NEUF
L’après-midi tirait à sa fin quand ils finirent d’enterrer Rhisiart. Il était trop tard pour que le prieur et ses compagnons emportent leur trophée et repartent sur-le-champ, même si cela n’avait pas été indécent, après tout ce qui s’était passé. On devait quelques égards à la communauté que quittait Winifred et à ceux qui avaient généreusement ouvert leurs maisons à leurs spoliateurs.
— Nous resterons ici cette nuit, nous chanterons vêpres et complies avec vous et rendrons grâces comme il convient, déclara Robert. Après quoi l’un d’entre nous repartira veiller cette nuit sur sainte Winifred ; ce n’est que justice. Et si le bailli nous demande de prolonger notre séjour, nous le ferons. Le problème de frère John qui a bafoué la justice et nous a déshonorés reste en suspens.
— A présent, répliqua Huw d’un ton méprisant, le bailli va s’occuper du meurtre de Rhisiart. Car malgré toutes les révélations dans ce domaine, nous ne sommes pas plus avancés. Aujourd’hui, quels que soient ses péchés, c’est un innocent qui s’est confessé.
— Nous vous avons, j’en ai peur, et bien involontairement causé maints soucis et chagrin. Je le regrette, murmura le prieur, faisant preuve d’une humilité inhabituelle. Je suis désolé aussi pour les parents de ce jeune pécheur ; ils souffrent, j’imagine, bien plus que lui, et c’est normal.
— Je vais chez eux, dit Huw. Allez devant, si vous le voulez bien, père prieur, et chantez vêpres pour moi. J’aurai peut-être un peu de retard. Je tiens à faire ce que je peux pour ces malheureux.
Les gens de Gwytherin avaient commencé à se disperser en silence, impatients de colporter à travers les bois et jusqu’au fin fond de la paroisse les nouvelles du jour. Dans l’herbe haute du cimetière, longuement piétinée, la tombe noire de Rhisiart était comme une plaie ouverte, que deux de ses serviteurs remplissaient de terre. Quand ce fut terminé, Sioned se dirigea vers la porte suivie de tous ses gens.
Cadfael vint à ses côtés, tandis que la procession désordonnée se dirigeait silencieusement vers le village.
— Tant pis, se résigna-t-il, ça valait le coup d’essayer. Et on ne peut pas dire que ça n’a servi à rien. Au moins nous savons que ce n’est pas lui le vrai coupable, mais celui-là, il nous échappe toujours. Enfin nous comprenons pourquoi ils étaient deux ; un seul homme, ça ne tenait pas debout. Et puis nous avons soulagé Peredur. Vous fait-il horreur, comme lui se fait horreur ?
— Je ne crois pas, soupira-t-elle. C’est étrange. J’ai été tellement horrifiée le peu de temps où je l’ai cru coupable. Ensuite, je crois m’être sentie soulagée. Avant cette histoire il a toujours eu ce qu’il voulait, vous comprenez ?
— Ça oui, il vous voulait, dit Cadfael, se rappelant ses lointaines expériences. Je ne sais s’il s’en remettra vraiment même si, comme je le crois, il fait un beau mariage, qui lui donnera de beaux enfants et de la satisfaction. Il a grandi aujourd’hui, sa future femme n’aura pas à se plaindre, quelle qu’elle soit. Mais ça ne sera pas vous.
Son visage triste, abattu, et fatigué s’était adouci et soudain elle sourit près de lui, discrètement mais c’était rassurant.
— Vous êtes merveilleux. Vous avez l’art d’apaiser les gens. Mais ne vous en faites pas ! Vous avez vu comme il se traînait pour venir, et comme il est reparti la tête haute, acceptant son châtiment. Je l’aurais peut-être aimé... un peu – s’il n’y avait pas eu Engelard – un peu seulement. Il trouvera mieux.
— Vous êtes une fille remarquable, dit Cadfael du fond du coeur. Si je vous avais connue quand j’avais trente ans de moins, Engelard ne l’aurait pas emporté si facilement. Peredur devrait être reconnaissant simplement d’avoir une soeur comme vous. Mais ça ne nous avance guère pour le reste.
— De quels atouts disposons-nous encore ? demanda-t-elle, morose. Quels pièges peut-on tendre ? Au moins, a-t-on libéré celui qui s’était fait prendre dans le dernier.
Il ne répondit pas, plongé dans ses sombres pensées.
— Demain, ajouta-t-elle tristement, le prieur emmènera Winifred et ses moines, et vous avec, à votre abbaye, et je serai seule sans personne pour m’aider. A sa manière modeste et confuse, Huw est une manière de saint, comme Winifred, mais ça ne m’aide pas. Oncle Meurice est gentil, c’est un bon administrateur, rien de plus, et il ne veut pas d’ennuis. Engelard doit continuer à se cacher, non ? La tentative de Peredur contre lui n’a servi à rien, on le sait. Mais ça ne prouve pas qu’il n’a pas tué mon père dans un accès de colère.
— Par-derrière ?
Elle sourit de cette indignation spontanée.
— Ça prouve seulement que vous le connaissez. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y en a sûrement en ce moment qui se disent qu’après tout... Peredur avait peut-être raison sans le savoir.
Cette réflexion le préoccupait gravement car elle avait indubitablement raison. On avait essayé de faire porter le chapeau à Engelard. Mais ça ne prouvait pas son innocence. Cadfael, pensant à la responsabilité qu’il avait volontairement assumée, se secoua pour y faire face.
— Il faut aussi penser à frère John, ajouta-t-elle.
Annette, qui marchait derrière elle, avait fort bien pu le lui suggérer.
— Je n’ai pas oublié.
— Le bailli, si, peut-être. Il fermerait les yeux ou regarderait ailleurs, si frère John partait avec vous pour Shrewsbury. Il a assez d’ennuis comme ça.
— Il se contenterait des apparences ? Il ne poserait pas de questions si un étranger s’installait par ici ?
— J’ai toujours su que vous compreniez vite, s’exclama-t-elle, souriante et vive, presque comme avant. Mais le prieur ne le poursuivrait-il pas s’il apprenait qu’il s’est échappé ? Je crois que la mansuétude n’est pas son fort.
— Certes, mais que pourrait-il faire ? L’ordre n’a guère d’assise au pays de Galles. Non, il laisserait courir, maintenant qu’il a obtenu satisfaction. Moi, c’est Engelard qui m’inquiète. Faites-moi confiance cette nuit encore, mon petit. Allez la passer avec Annette dans la closerie de Bened ; et avec l’aide de Dieu – car n’oubliez pas qu’il ressent cette offense plus que nous – j’irai vous y retrouver.
— Parfait. Je vous attendrai.
Ils avaient ralenti le pas pour laisser le cortège prendre de l’avance afin de pouvoir parler tranquillement. Ils étaient tout près de l’entrée du domaine de Cadwallon ; le prieur et ses compagnons en avaient déjà franchi le portail pour arriver à l’heure pour vêpres. Le père Huw en sortit hâtivement ; très énervé, il allait chercher de l’aide ; il parut soulagé de voir Cadfael. La présence de Sioned le fit ralentir et prendre un ton plus calme, mais elle n’eut aucun effet sur ses cheveux en désordre ni sur l’agitation de ses traits.
— Frère Cadfael, pourriez-vous consacrer quelques minutes à ces malheureux ? Vous vous y connaissez en médecine. Vous pourriez peut-être conseiller...
— Sa mère ! souffla Sioned, aussitôt rassurée. Elle se met dans tous ses états dès qu’on la contrarie. Pauvre Peredur, il a déjà commencé à expier ! Je viens aussi ?
— Il vaut mieux pas, répondit Cadfael sur le même ton, et il s’avança vers Huw.
Après tout, Sioned, sans l’avoir voulu, avait provoqué la chute de Peredur, et elle serait la dernière à calmer les angoisses de sa mère. Sioned le comprit, et s’en alla si calmement qu’elle n’envisageait aucune suite tragique à tout cela, c’était évident. Elle connaissait l’épouse de Cadwallon depuis toujours, elle avait sûrement appris à considérer avec philosophie ses accès de désespoir, comme Cadfael les extases et les excès de Columbanus, au cours desquels il ne se blessait jamais !
— Dame Branwen est dans un état épouvantable, s’exclama Huw, affolé, précédant Cadfael dans l’entrée. Je crains pour sa raison. Je ne l’ai jamais vue ainsi, rien à faire pour la calmer. Son seul enfant !... Le choc !... Elle pourrait se blesser si on ne l’apaise pas.
En effet ils entendirent dame Branwen avant même d’entrer dans la petite pièce où son mari et son fils essayaient de la raisonner, tandis qu’elle leur cassait les oreilles de ses lamentations et de ses sanglots bruyants. Grasse et blonde elle paraissait de nature à demeurer placide, superficielle et reposante. Mais à demi couchée sur un sofa, affichant une détresse ridicule, la grosse dame cachait son aimable visage poupin dans ses mains, ou bien faisait de grands moulinets avec ses bras pour exprimer son désespoir sans cesser de clamer sa honte et sa douleur. Les larmes qui tombaient sur ses joues rondes, ses sanglots déchirants, n’endiguaient en rien le flot torrentiel de ses imprécations.
Cadwallon et Peredur, assis à ses côtés, tentaient en vain de l’apaiser par la douceur. Quand le père essayait de parler, elle l’accablait de reproches, lui criait qu’il n’avait pas confiance en son fils (croire des accusations pareilles !), que le pauvre était envoûté, c’est pour ça qu’il s’était livré à cette confession fausse, qu’il aurait dû l’aider, empêcher qu’on crût à tout cela, car il y avait de la sorcellerie là-dessous. Et si Peredur s’efforçait de la convaincre qu’il avait dit vrai, elle se tournait vers lui, éclatait de nouveau en sanglots, hurlant que son propre fils les déshonorait, elle et lui, qu’elle ne comprenait pas qu’il osât l’approcher, qu’elle ne pourrait jamais plus marcher la tête haute à cause de ce monstre...
Et quand le malheureux Huw essayait d’affirmer son autorité spirituelle, et lui ordonnait d’accepter avec humilité ce que Peredur avait humblement confessé, elle s’écriait qu’elle avait craint Dieu toute sa vie, et qu’il n’y avait pas de raison que sa faute à lui rejaillît sur elle.
— Mère, dit Peredur, hors de lui, plus malheureux que devant le corps de Rhisiart, on ne te reproche rien. C’est moi qui suis fautif et qui dois en subir les conséquences, pas toi. Toutes les femmes de Gwytherin sympathisent avec toi.
Là-dessus, elle exprima sa douleur dans un grand vagissement, entoura son fils de ses bras et lui jura qu’on ne lui ferait aucun mal, qu’elle le protégerait. Il se dégagea, à bout de patience et elle s’écria qu’il voulait la tuer, le misérable, et de nouveau hurla sa souffrance sans qu’on sût si elle riait ou si elle sanglotait.
Cadfael prit fermement Peredur par le bras et le fit sortir de la pièce.
— Un peu de bon sens, mon garçon, file et qu’on ne te revoie plus ! C’est toi qui l’excites. Si personne n’avait fait attention à elle, elle se serait arrêtée il y a belle lurette, mais maintenant il faut se résigner. Mes deux collègues sont-ils là ou avec le prieur ?
Peredur était épuisé et profondément ébranlé, mais ces questions matérielles le rassérénèrent.
— S’ils étaient là, je les aurais vus. Ils ont dû aller à l’église.
Naturellement ni Jérôme ni Columbanus n’avaient voulu manquer vêpres à un moment pareil.
— Peu importe, montre-moi leur chambre. Columbanus a emporté du sirop de pavot en cas de besoin. Le flacon doit être dans sa besace, il ne l’a sûrement pas sur lui. Et pour autant que je sache, il a été plutôt calme dans ses fariboles au pays de Galles. Eh bien, on va s’en servir maintenant.
— Quel en est l’effet ? demanda Peredur, les yeux ronds.
— Il calme les passions et la souffrance, pour le corps comme pour l’esprit.
— Ça ne me ferait pas de mal non plus, observa le jeune homme grimaçant un sourire et il conduisit Cadfael à la petite cabane près de la palissade.
On avait donné aux hôtes de Shrewsbury l’endroit le plus confortable de la maison, avec deux paillasses basses, un petit coffre, et une lampe de roseau. Leurs affaires tenaient très peu de place, mais ils avaient chacun une besace en cuir accrochée à un clou du mur de bois. Cadfael les ouvrit successivement et trouva ce qu’il cherchait dans la deuxième.
Il sortit et regarda à la lumière la fiole verdâtre. Avant même d’avoir vu le niveau du liquide, son poids l’étonna. Au lieu d’être pleine jusqu’au bord d’un doux liquide sirupeux, la bouteille était aux trois quarts vide.
Cadfael resta immobile un moment, le flacon à la main, silencieux, le regard fixe. Columbanus avait certes pu sentir le besoin de prévenir une crise, mais Cadfael ne se rappelait pas qu’il en ait touché un seul mot ou qu’on ait pu voir sur lui les signes du calme rassurant qu’apporte le pavot. Ce qui avait disparu aurait suffi à faire retrouver leur sérénité à trois personnes, et à en assommer une seule pendant plusieurs heures. Mais au fait, il y avait bien eu quelqu’un qui avait dormi plusieurs heures en plein jour, au lieu de veiller comme il était censé le faire. Le jour où Rhisiart était mort, Columbanus avait failli à son devoir, et il s’en était confessé avec contrition – oui Columbanus qui avait ce sirop en sa possession et en connaissait l’usage.
— Que faut-il faire ? demanda Peredur, que ce silence gênait. Si ça n’a pas bon goût, on aura du mal à la forcer à l’avaler.
— Non, rien à craindre. Mais il n’en reste guère, et il ne serait pas mauvais d’y ajouter quelque chose d’agréable et d’apaisant. Va me chercher une coupe de vin corsé. On verra si ça marche.
Ils avaient emporté une mesure de vin ce jour-là en partant pour la chapelle. Columbanus l’avait tirée lui-même. Avec de l’eau pour lui, puisqu’il avait fait voeu de renoncer au vin jusqu’à l’accomplissement de leur mission. Jérôme avait donc eu double ration.
Cadfael se secoua : il y avait plus urgent qu’à se livrer à ces réflexions et Peredur se hâta de lui obéir, mais à la place il apporta de l’hydromel.
— Elle boira ça plus facilement avant de penser à faire la mauvaise tête. Elle aime mieux ça et c’est plus fort.
— Bien ! dit Cadfael. Ça masquera mieux le goût du sirop. Maintenant rends-toi dans un endroit calme ; bouche-toi les oreilles et reste loin d’elle, c’est ce que tu peux faire de mieux pour elle, et aussi pour toi, Dieu sait ! après une journée pareille. Et ne sois pas trop dur avec toi-même, aussi graves que soient tes péchés. Il n’est pas un confesseur dans ce pays à n’avoir entendu pire sans sourciller. La certitude d’être damné est aussi une forme d’arrogance.
Le doux breuvage épais se mélangea dans la coupe, le sirop formant une longue spirale qui s’évanouit lentement. Peredur, l’oeil noir, regardait sans un mot.
— C’est drôle, finit-il par dire, je n’aurais jamais agi aussi bassement avec quelqu’un que j’aurais haï.
— Non, c’est normal, riposta Cadfael sans détour, remuant sa potion. Quand on n’en peut plus, on va aussi loin qu’on l’ose, parce qu’on est sûr du pardon.
— Est-il si sûr ?
Il se mordit les lèvres jusqu’au sang.
— Sûr et certain, mon petit. Allez ouste, arrête de poser des questions idiotes. Le père Huw n’aura pas le temps de s’occuper de toi demain. Il aura autre chose à faire.
Peredur s’en alla comme un enfant docile, surpris, réconforté et se cacha si bien que Cadfael ne le revit pas de l’après-midi. Au fond c’était un brave garçon, et cette terrible plongée dans l’envie et la bassesse lui avait montré une image de lui-même qu’il goûtait peu. Les prières que le père Huw lui imposerait pour sa pénitence monteraient probablement au ciel avec la ferveur irrésistible de la foudre, et les durs travaux qu’on lui infligerait auraient un résultat heureux, solide et durable.
Cadfael prit sa potion et retourna vers dame Branwen toujours haletante et palpitante sous l’effet de ses sanglots incontrôlables ; cette fois elle souffrait vraiment, épuisée par ses efforts mais incapable de se calmer. Il profita de sa fatigue pour la faire boire dès qu’il fut à côté d’elle, avec l’autorité abrupte qui agissait sur elle quand elle n’avait pas le temps de se buter.
— Buvez ça !
Elle obéit automatiquement. La surprise la poussa à avaler la première moitié de la coupe puis la seconde parce qu’elle se rendait compte qu’elle avait la gorge sèche et douloureuse après tous ses cris, et que ce doux breuvage avait un goût agréable. Le simple fait de boire rompit le rythme effarant de ses soupirs déchirants qui la rendaient presque plus malade que ses sanglots. Huw eut le temps de s’essuyer le front avec sa manche avant qu’elle recommence à se plaindre. Mais le coeur n’y était plus.
— Nous, les femmes, les mères, nous nous sacrifions en élevant nos enfants, et quand ils grandissent, ils nous couvrent d’opprobre. Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter ça ?
— Il vous fera encore honneur, la réconforta Cadfael. Soutenez-le dans cette épreuve, mais ne lui cherchez pas d’excuse. Il ne vous en estimera que plus.
Elle ne prêta guère attention à ses propos sur le moment, mais peut-être s’en souvint-elle plus tard. Sa voix baissa au milieu de ses tentatives pour se justifier, devint une espèce de monologue à demi conscient, pour se transformer enfin en une espèce de bourdonnement satisfait, et puis ce fut le silence. Cadwallon poussa un profond soupir, et regarda les deux religieux.
— Si j’étais vous, j’appellerais ses femmes et je la mettrais au lit, suggéra Cadfael. Elle va dormir toute la nuit, et ça lui fera grand bien. (Et à vous plus encore, songea-t-il in petto.) Que votre fils aussi se repose, recommanda-t-il à la dame, et ne lui parlez de rien, ou alors mine de rien, comme si ça faisait partie du quotidien, à moins qu’il ne vous en parle le premier. Le père Huw s’occupera parfaitement de lui.
— Absolument, dit Huw. Il en vaut la peine.
Dame Branwen se laissa emmener sans protester, et la maison devint merveilleusement silencieuse. Cadfael et Huw sortirent ensemble, poursuivis jusqu’à la porte par les manifestations frénétiques de la gratitude de Cadwallon. Quand ils se furent éloignés du domaine et qu’ils arrivèrent au bout de la palissade le calme du soir descendit doucement sur eux, comme un nuage se posant délicatement sur un autre nuage.
— On rentrera à temps pour souper à défaut de vêpres, dit Huw d’une voix lasse. Qu’aurait-on fait sans vous, frère Cadfael ? Je ne sais pas m’y prendre avec les femmes. Elles me font perdre mon latin. Je me demande où vous avez appris tout ça, vous, un religieux cloîtré.
Cadfael eut une pensée pour Bianca, Ariane, Mariam et toutes celles qu’il avait bien connues, ou connues brièvement.
— Les hommes et les femmes sont des êtres humains, Huw. Nous saignons tous quand nous sommes blessés. Cette pauvre femme est bête, c’est vrai, mais il y a beaucoup d’hommes comme elle. Il y a aussi des femmes aussi fortes et capables que nous. (Pensait-il à Mariam ou à Sioned ?) Allez souper, Huw ; je vous rejoindrai pour complies si je peux. J’ai d’abord affaire à la forge de Bened.
Comment aurait-il oublié la fiole vide qui pesait lourd dans la poche de sa manche droite ? Il réfléchissait encore à ce que ça impliquait. Avant d’arriver à la closerie, il savait clairement ce qu’il fallait faire, mais pas comment s’y prendre.
Cai était sous l’auvent avec Bened, avec entre eux une cruche de vin âpre. Ils ne parlaient pas, ils l’attendaient sans aucune raison sinon que Sioned leur avait affirmé qu’il viendrait.
— Quelle histoire ! s’écria Bened secouant sa tête grisonnante. Et maintenant vous nous laissez choir. Oh ! je ne vous le reproche pas ! Mais qu’est-ce qu’on va faire pour Rhisiart après votre départ ? Plus de la moitié de la paroisse pense que vos Bénédictins ont fait le coup ; et les autres qu’un ennemi à lui vous a collé ça sur le dos pour s’en tirer à bon compte. On était bien tranquilles avant votre arrivée, personne ne cherchait à tuer personne.
— Dieu sait que ce n’est pas ce que nous voulions, soupira Cadfael. Mais il y a encore cette nuit et je n’ai pas dit mon dernier mot. Il faut que je voie Sioned. On a beaucoup de choses à faire et guère de temps.
— Buvez un coup avec nous avant d’aller la voir, insista Cai. Ça ne prend pas longtemps et ça fait du bien.
Ils étaient assis tous les trois, aussi simples et honnêtes l’un que l’autre et le niveau du vin avait sérieusement baissé dans la cruche quand quelqu’un arriva à la porte en courant le long du chemin, et soudain Annette fut devant eux ; ses jupes au vent retombaient comme des ailes repliées ; son souffle court, son visage exprimaient l’agitation et la consternation.
— Secouez-vous un peu, s’écria-t-elle, haletante, furieuse et indignée de les voir assis tranquillement à siroter leur vin. Je suis allée chez le père Huw voir ce qui se passait. Marared et Edwin ouvraient l’oeil pour nous tenir au courant. Vous savez qui soupait avec les Bénédictins ? Griffith ap Rhys, le bailli ! Et devinez où il va après ! Chez vous, pour emmener frère John en prison !
Ils se dressèrent d’un bond à cette nouvelle, bien que Bened osât émettre un doute.
— Ce n’est pas possible ! A ce qu’on m’a rapporté, il était au moulin.
— Oui, ce matin, mais moi je vous dis qu’il mange et boit avec le prieur et les autres. Je l’ai vu, de mes yeux vu. Alors épargnez-moi vos boniments ! Et je vous trouve assis sur votre derrière, comme si on avait tout le temps !
— Mais quelle mouche l’a piqué ce soir ? insista Bened. Le prieur l’a-t-il fait venir parce qu’il veut partir demain ?
— Le diable s’en est mêlé ! Il est venu à vêpres pour féliciter le père Huw, et sur qui tombe-t-il ? Le prieur, qui officiait à la place du père, et qui n’a pas manqué l’occasion. Il l’a persuadé qu’il fallait s’occuper de John dès ce soir, car il ne veut pas partir avant de savoir qu’il sera remis à la justice. Il a dit que le bailli doit s’occuper de lui car il a empêché l’arrestation d’un criminel, et quand il aura purgé sa peine, on le renverra à Shrewsbury pour répondre de ses manquements à la discipline, ou bien le prieur enverra une escorte pour venir le chercher. Que pouvait faire le bailli sous ce flot d’arguments ? Et vous êtes là assis !
— Bon, bon, on y va, répondit Cai d’un ton apaisant, et frère John sera loin d’ici et en sûreté avant l’arrivée du bailli. Je prends un de tes chevaux, Bened.
— Selles-en un pour moi, s’exclama Annette d’une voix décidée. Je vous accompagne.
Cai fila vers l’enclos ; Annette, reprenant son souffle maintenant que le pire était dit, finit le vin qu’il avait laissé et résolue, poussa un grand soupir.
— On a intérêt à filer vite car le jeune moine qui s’occupe des chevaux viendra les chercher après souper. Le prieur a l’intention d’être là pour voir John livré à la justice. Il a dit qu’il restait du temps avant complies. Il se plaignait aussi de votre absence car sans interprète, ils ne pouvaient communiquer qu’en latin. Mon Dieu, quelle folle journée !
« Et quelle nuit ça risque d’être », se dit Cadfael.
— Que se passait-il d’autre là-bas ? Demanda-t-il. Avez-vous entendu quoi que ce soit susceptible de me donner une idée ? Dieu sait que j’en ai besoin !
— Ils se demandaient qui allait passer la nuit dans la chapelle. Et le jeune, le blond qui a des visions s’est levé en suppliant que ce soit lui. Il a dit qu’il avait déjà manqué à son devoir et qu’il voulait se racheter. Le prieur a donné son accord. J’ai compris ça toute seule. Tout ce que veut le prieur, c’est causer le plus d’ennuis possible à John, dit Annette avec rancune, sinon il aurait pu envoyer quelqu’un d’autre, il me semble. Ce jeune moine – comment s’appelle-t-il déjà ?
— Columbanus.
— Voilà, Columbanus ! Il commence à prendre de grands airs comme si sainte Winifred était à lui. Certes, je suis fâchée qu’elle s’en aille, mais en tout cas, c’est le prieur qui a le premier pensé à elle, et pourtant on dirait que c’est l’autre qui porte l’auréole.
Sans le savoir, elle venait de donner une idée à Cadfael et chaque mot renforçait cette hypothèse.
— Alors c’est lui qui passera la nuit devant l’autel. Seul ?
— C’est ce que j’ai compris.
Cai revenait au grand trot avec les chevaux. Annette se leva vivement, releva ses jupes, attachant bien sa ceinture autour du large plissé qu’elle remonta sur ses hanches.
— Frère Cadfael, vous ne pensez pas que c’est mal de ma part d’aimer John ? Et qu’il en va de même pour lui ? Les autres, je m’en fiche, mais je serais désolée si vous pensiez qu’on a mal agi.
Cai avait sellé le cheval d’Annette, mais pas le sien, c’était inutile. D’un geste simple et naturel, Cadfael joignit les mains pour qu’elle y pose son pied et l’aida à s’installer sur le dos large du poney. L’odeur agréable des vêtements de la soubrette, la fraîcheur douce de sa cheville contre son poignet quand elle se mit en selle lui valurent un des meilleurs moments de cette journée interminable et chaotique.
— Aussi longtemps que je vivrai, ma fille, l’assura-t-il, je doute de rencontrer encore deux êtres aussi sains. John s’est trompé, et chacun devrait avoir la possibilité de repartir de zéro. Je ne pense pas qu’il se trompe, cette fois.
Il la regarda s’éloigner, s’efforçant de suivre le rythme que Cai avait adopté avec sérénité. Ils avaient une confortable avance, Columbanus n’arriverait pas avant dix minutes pour prendre les chevaux, et il lui faudrait encore les ramener au presbytère. Il serait bon d’y faire une apparition et d’être avec Robert pour traduire fidèlement ses fulminations, et en ce cas, il avait intérêt à se dépêcher, car il avait beaucoup à dire à Sioned, et il convenait d’établir soigneusement un plan pour cette nuit. Il se rendit à la closerie dès qu’Annette et Cai eurent disparu, et Sioned sortit vivement de l’ombre pour venir à sa rencontre.
— Je pensais qu’Annette serait là avant vous. Elle est allée voir ce qui se passait au presbytère. Moi, j’ai préféré rester cachée. Si on croit que je suis chez moi, tant mieux. Vous n’avez pas vu Annette ?
— Si, elle m’a tout raconté.
Et Cadfael lui dit ce qui se préparait et où Annette était allée.
— Ne craignez rien pour John, ajouta-t-il, il a trop d’avance. Mais on a autre chose à faire, et pas beaucoup de temps. Le prieur m’attend, il vaudrait mieux que je sois là pour veiller au grain. Si on s’y prend aussi bien que Cai et Annette, avant demain nous saurons sûrement tout.
— Vous, vous avez découvert quelque chose. Vous avez changé. Vous êtes sûr de vous.
Il lui narra brièvement ce qui s’était passé chez Cadwallon, ce qu’il avait compris sans savoir comment l’utiliser et ce qu’Annette lui avait appris en toute innocence. Puis il lui dit ce qu’il attendait d’elle.
— Vous parlez anglais, vous en aurez besoin ce soir. Ce sera plus dangereux que les autres fois, mais je ne serai pas loin. Vous pouvez aussi appeler Engelard à la rescousse, s’il promet de rester à couvert. Mais mon petit, si vous avez des doutes ou des craintes, si vous préférez abandonner, et me laisser trouver une autre solution, dites-le-moi, et on s’arrêtera là.
— Non, je n’ai ni doute ni crainte. Je me sens capable de tout, et j’irai jusqu’au bout.
— Alors asseyez-vous à côté de moi, et apprenez bien votre rôle, car le temps nous est compté. Et pendant qu’on travaille, puis-je vous prier d’apporter un morceau de pain et de fromage, car je n’ai pas soupé ?
Encadrant le bailli, le prieur et le sous-prieur, suivis de près par Cadfael et deux hommes d’armes, entrèrent dans la cour de Rhisiart ; il était encore tôt, la soirée était douce, et la justice avançait à un train de sénateur comme si Griffith ap Rhys, le bras de la justice, recevait ses ordres de saint Benoît et non d’Owain Gwynedd. Cette rencontre malheureuse ennuyait grandement le bailli qui n’avait pu que faire droit aux exigences de Robert. La loi galloise avait, paraît-il, été violée et on le lui avait rapporté ; il était donc forcé d’enquêter alors que, vu les circonstances, il aurait nettement préféré voir les Bénédictins repartir vers Shrewsbury où ils auraient réglé leurs différends sans ennuyer un homme qui avait déjà bien assez à faire. Malheureusement le vilain de Cadwallon, avec ses jambes de faucheux, celui que frère John avait plaqué au sol, avait témoigné bruyamment, sinon il aurait été plus facile de passer outre.
Personne n’était de garde à la porte, ce qui était curieux. Quand ils entrèrent, il y avait des gens qui couraient dans tous les sens comme si quelque chose d’imprévu s’était produit, et qu’ils obéissaient à des ordres confus et contradictoires. Aucun valet ne s’occupa d’eux non plus. Le prieur était fort mécontent. Griffith ap Rhys manifesta un certain intérêt. Enfin, une très jolie jeune personne, vêtue d’une robe verte, consentit à s’intéresser à eux : elle arriva en courant, tenant ses jupes dans sa main, et ses cheveux châtain clair qui s’échappaient de sa coiffe brillante tombaient jusqu’à ses épaules.
— Veuillez pardonner cette négligence, seigneurs, mais quel ennui ! On a appelé les portiers à la rescousse, et tous les valets sont avec lui... Honte à nous ! Nos soucis nous empêchent de vous recevoir dignement. Ma maîtresse se repose, et ne veut pas qu’on la dérange. Mais je suis à votre service. Vous plairait-il de descendre de cheval ? Dois-je vous faire préparer des chambres ?
— Nous ne comptons pas rester, répliqua Griffith, quelque peu méfiant devant cette bonne volonté spontanée, et appréciant le visage radieux de la jeune fille. On est venu emmener certain jeune malfaiteur que vous détenez ici. Mais il semble que vous avez eu assez d’ennuis comme ça, et nous serions désolés de vous causer d’autres soucis ou de déranger votre maîtresse après la journée éprouvante qu’elle a passée.
— Madame, dit Robert, courtois mais cérémonieux, vous vous adressez au bailli de Rhos, et je suis le prieur de l’abbaye de Shrewsbury. Un moine de notre abbaye est prisonnier ici, et le bailli est venu vous décharger de ce souci.
Cadfael traduisit tout cela solennellement, sans plus sourciller qu’Annette.
— Oh messire ! s’exclama-t-elle et, ouvrant de grands yeux, elle s’inclina profondément devant Griffith et rapidement devant Robert (il ne fallait pas confondre les torchons et les serviettes !). C’est, vrai, ce moine était prisonnier chez nous...
— Etait ? demanda sèchement Robert, conscient pour une fois de ce changement de temps.
— Était ? répéta Griffith. Tiens !...
— Il est parti, messire, et voyez le désordre qu’il laisse derrière lui ! Le soir, quand son geôlier est venu lui apporter son souper, le moine l’a frappé avec une planche qu’il avait arrachée d’un râtelier dans sa prison ; il l’a enfermé et s’est enfui. On ne l’a pas su tout de suite. Il a dû franchir le mur, qui n’est pas très haut comme vous le voyez. On a envoyé des hommes à sa poursuite dans les bois, et on le cherche partout ici même. Mais il a disparu, j’en ai bien peur !
Cai fit une entrée parfaitement minutée, il sortit d’une étable, le pas mal assuré, la tête enveloppée d’un linge blanc sur lequel on voyait quelques taches rouges.
— Le pauvre ! Ce sauvage l’a assommé. Il a eu bien du mal pour arriver jusqu’à la porte et se faire entendre. Allez savoir où l’autre est allé pendant ce temps-là ! Mais il a tous nos gens à ses trousses.
Le bailli, comme s’il faisait son devoir, interrogea Cai, mais sans brusquerie et brièvement, ainsi que les autres serviteurs qui couraient partout et ne faisaient que rendre le désordre encore plus artistique. Le prieur, brûlant d’un zèle vengeur les aurait questionnés plus à fond, sans la présence du bailli et son droit de priorité, et aussi le fait qu’il lui restait fort peu de temps avant complies. De toute manière il était clair que frère John s’était envolé. On lui montra très volontiers l’endroit où il était enfermé, le râtelier d’où il avait arraché une planche qu’on avait joliment aspergée du sang de Cai, à moins qu’on eût mis le boucher à contribution.
— Il semble que votre jeune homme ait pris la clé des champs, constata Griffith avec une sérénité admirable chez un officier de justice qui a laissé échapper un malfaiteur. On ne peut rien faire d’autre ici. Cette brutalité n’était guère prévisible chez un Bénédictin, il n’y a rien à reprocher au gardien.
Cadfael eut bien du plaisir à traduire Verbatim[10] ce bref discours. Il vit une lueur s’allumer dans le regard de la jeune fille en vert, et elle n’échappa pas non plus à Griffith. Mais c’eût été folie de la défier. Ses yeux noisette se seraient ouverts tout grands et n’importe qui se serait noyé dans ces deux lacs d’innocence.
— Laissons-les en paix, qu’ils réparent leurs râteliers et leurs têtes cassées, dit Griffith, et allons chercher ailleurs notre fugitif.
— Le misérable ! s’écria Robert furieux, il ajoute l’injure à l’offense. Mais je ne peux laisser sa trahison mettre en péril ma mission. Nous devons partir demain, et ce sera à vous de le capturer.
— Vous pouvez compter sur moi, répliqua sèchement Griffith, je m’occuperai de lui quand on le trouvera.
S’il insista légèrement sur ce « quand », apparemment Annette et Cadfael furent les seuls à le remarquer. Annette était satisfaite et commençait à apprécier l’officier du prince, sûre qu’il se conduirait raisonnablement, n’irait pas inutilement au-devant des ennuis, ni ne chercherait à en causer à des gens inoffensifs.
— Vous nous le renverrez quand il aura purgé sa peine au pays de Galles.
— Quand il aura purgé sa peine (et cette fois Griffith insista nettement sur le « quand »), on vous le rendra.
Robert dut se contenter de ça, bien qu’en bon Normand il enrageât de se voir privé de sa victime légitime. Sur le chemin du retour, les récits de Griffith sur les nombreux hors-la-loi en fuite qui avaient sans difficulté trouvé refuge dans ces forêts, lié amitié avec les indigènes et fini par acquérir une certaine respectabilité ne lui mirent guère de baume au coeur. Penser que l’insubordination pouvait passer avec le temps, voire même être tolérée et pardonnée était une atteinte à son sens de l’ordre. Il ne débordait pas de charité chrétienne quand il entra en coup de vent dans l’église, juste à l’heure pour complies.
Tous les moines de Shrewsbury étaient là (à l’exception de frère John) ainsi que de nombreux villageois pour assister à la dernière manifestation d’extase et de dévotion de frère Columbanus qui s’était entièrement consacré à Winifred : sa sainte patronne l’avait rendu à la raison, lui avait accordé sa présence réelle en rêve, et par son intermédiaire avait fait connaître sa volonté pour l’enterrement de Rhisiart. A la fin de l’office, se levant pour se rendre à la veille qu’il avait choisie, Columbanus se tourna vers l’autel, leva les bras dans un grand geste, et pria à haute et intelligible voix, demandant à la vierge et martyre de le visiter une fois encore dans sa sainte solitude, dans le silence de la nuit, et de lui révéler encore ce bonheur ineffable qu’il avait quitté bien malgré lui pour revenir à ce monde imparfait. Et mieux encore, si cette fois, elle l’en trouvait digne, de le délivrer de son corps terrestre et de l’emmener vivre dans ce monde de lumière. Humblement, il acceptait de rester ici-bas, et de faire son devoir selon l’état qui lui était dévolu, mais le cri de son désir enthousiaste de quitter ce monde de chair, et de mourir sans mourir si elle le croyait prêt pour cette assomption, s’éleva jusqu’aux poutres du toit.
Tous écoutaient, tremblants, éblouis par cette vertu. Tous, sauf Cadfael, que l’arrogance humaine ne faisait plus frémir, et que d’autres problèmes, assez semblables, préoccupaient.